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Parigi
Un monceau, que dis-je ?
une montagne d’imprimés.
À l’approche du bicentenaire, et malgré les contraintes imposées par la crise sanitaire,
le rayon « Consulat/Empire » des librairies déborde de toutes parts.
Le phénomène, s’il peut donner le vertige, n’a rien d’inédit ;
on a même calculé que, rapporté au nombre de journées écoulées depuis la mort de l’ancien empereur, la quantité
de livres inspirés, directement ou non, par son incroyable existence avoisinerait les trois ouvrages quotidiens !
Encore ce chiffre ignore-t-il l’infinité d’articles et de chroniques parus dans la presse, ainsi que la somme inouïe
des causeries, conférences, expositions, films, documentaires et vidéos consacrés au grand homme…
Postérité unique, et même fantastique, d’un personnage sans rival dans l’Histoire et qui, bien qu’il ait suscité toutes
les monographies possibles – jusqu’à des travaux pointus sur ses goûts musicaux ou sa sexualité –, reste une énigme
pour nombre d’entre nous.
Une résistante, une agaçante énigme.
Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la figure complexe et passablement intimidante
de Napoléon m’a paru susciter plus de questions que de certitudes.
Qui fut vraiment cet homme ?
D’où provenaient ses fulgurances mentales, ses saillies, ses raccourcis ?
Quelles étaient ses motivations essentielles ?
Pourquoi tout paraît-il avoir plié devant sa volonté comme
au passage d’un cyclone, pour faire de lui, obscur nobliau insulaire, jeune arriviste au parler chantant,
aux cheveux longs, en quelques années seulement le maître incontesté du plus puissant – mais aussi du plus éphémère –
des empires ?
Et comment expliquer qu’au-delà même de la mort, son personnage ait encore déjoué toutes les tentatives de rationalisation ?
C’est peut-être qu’à l’instar du Protée des Grecs, Napoléon possédait assez de fantaisie pour n’avoir jamais été là où
on l’attendait…
L’homme se dérobe aux perceptions communes.
Voyez-le, la tête dans les mains :
vous le penseriez concentré sur la rédaction d’un sénatus-consulte ?
C’est à l’irrigation de la Drôme qu’il songe…
Observez-le, en plein Moscou, inspectant dirait-on des lignes de retranchement – vous n’y êtes pas :
il est en train de dicter le décret qui refondera la Comédie-Française…
Un personnage captivant
La surprise, certes, et la mobilité, et le mépris des convenances…
Tout fascine chez ce personnage, et dans le monde entier.
Sanctifié au Japon, admiré en Chine, révéré en Russie, rejeté en Allemagne et en Espagne – je ne parle pas du Royaume-Uni
où sa mémoire attise encore, après deux siècles, autant de peur que d’estime, de respect que de haine –, Napoléon possède
un nom que l’on connaît, que l’on se répète à l’infini sur le globe ;
pour reprendre une expression du regretté Gérald Van der Kemp, conservateur de musées, il est « notre locomotive ».
Il n’y a, du reste, que les Français pour feindre d’ignorer que ce géant abattu repose « sur les bords de la Seine,
au milieu de ce peuple » qu’il avait tant aimé…
Et que, par les hasards de l’Histoire, ce Corse, né sujet français, devenu citoyen et soldat français avant
de s’imposer comme empereur des Français, n’aura eu pour obsession que de servir la France !
"Au fond, comme en ce XIXe siècle qu’il avait ouvert sur un grand pied, Napoléon continue d’hypnotiser,
génération après génération, des foules d’éternels enfants que
font rêver les soldats de plomb"
Oserai-je l’avouer ?
J’ai moi-même été réticent, de prime abord, à Napoléon et à son univers.
Mon chemin de Damas n’a commencé qu’en l’an 2000, à la faveur d’une petite découverte archivistique.
J’œuvrais à une histoire postrévolutionnaire du château de Versailles, lorsque je suis tombé sur le dossier
des architectes Trepsat, Gondouin, Dufour et Fontaine, chargés par l’Empereur, à des titres divers,
de reprendre en main l’ancien domaine royal.
En épluchant une liasse de plans et d’élévations, je tombe sur une note impériale où Napoléon,
rejetant sans appel l’avis pourtant motivé de ses experts, refuse le projet trop ambitieux qu’on lui propose,
trouve illico une alternative moins coûteuse et plus élégante et, avec peut-être un siècle d’avance,
profite de l’occasion pour théoriser, en cinq lignes, la notion d’état historique dans le traitement d’un monument
du passé !
Ces quelques mots vifs, clairs, d’une infinie justesse, ce diagnostic imparable de grand praticien des
urgences devait faire impression sur moi, au point de conduire le jeune anti-bonapartiste que je
croyais être alors à réviser son jugement.
Insaisissable et constamment bluffant :
tel est celui que certains polémistes, certaines associations
voudraient aujourd’hui réduire à un antihéros caricatural.
Sauf que la figure controversée qu’ils attaquent sans nuance, incarnation d’idées patriarcales, militaristes
et coloniales, voire esclavagistes, ne parvient pas à faire oublier à la multitude un personnage plus familier,
plus populaire, et dont les attributs de légende – le bicorne noir, la redingote grise, la main droite glissée
entre les boutons du gilet – n’en finissent pas de générer frissons et chuchotements.
Au fond, comme en ce XIXe siècle qu’il avait ouvert sur un grand pied, Napoléon continue d’hypnotiser,
génération après génération, des foules d’éternels enfants que font rêver les soldats de plomb.
On doit pouvoir, d’ailleurs, trouver d’autres réalités sous l’apparence archiconnue.
À la manière de ces poupées gigognes que les voyageurs rapportent de Russie, il suffirait d’ouvrir la statue
du héros, mythifié par le Mémorial de Las Cases, pour tomber sur celle du sombre exilé de Sainte-Hélène, amer
et philosophe, et qui engloberait à son tour l’épuisant « Ogre de l’Europe », sous lequel se dissimulerait
tant bien que mal l’incomparable stratège de Wagram et d’Austerlitz.
Séparons en deux, au niveau de la taille, ce Petit Tondu adulé de ses « grognards » !
C’est pour voir apparaître un puissant monarque, sacré à Notre-Dame, puis le brillant consul,
fondateur de codes et d’institutions multiples, et bientôt l’audacieux putschiste des 18 et 19 brumaire…
Encore une poupée ? Voici le chanceux, l’intrépide chef des campagnes d’Égypte et d’Italie.
Encore une ?
C’est le bouillonnant républicain de l’entourage de Robespierre, bientôt « général Vendémiaire ».
Une autre ?
Voici – moins connue à ce jour – celle du jeune écrivain, plein d’une exaltation déjà romantique…
Enfin, dernière disponible peut-être, celle de l’ombrageux élève de Brienne, fort en maths, a-t-on dit,
et dont ses camarades auront moqué le nom, mais admiré l’intelligence…
À quelles autres figurines,
minuscules, invisibles celles-là, la poupée de Brienne nous défend-elle l’accès ?
Cent biographies éclairantes le diront à ceux qui se le demanderaient.
Attachons-nous plutôt aux attaques formées contre la plus grosse des poupées – celle qui contient toutes les autres –,
attaques menées au nom d’un cancer civilisationnel qu’on appelle « culture de la dénonciation » –
cette cancel culture qu’ont secrétée les universités anglo-saxonnes et qu’elles exportent maintenant chez nous…
Quels griefs les minorités ethniques, sexuelles ou comportementales ont-elles donc retenus contre l’empereur
des Français, pour que certains – les plus courageux, l’on s’en doute – en soient venus à remettre en cause
la célébration du bicentenaire de sa mort ?
( Courtesy by: M. Ferrand )