ref:topbtw-3064.html/ 20 Agosto 2021
Parigi
Chers lecteurs, je profite de ces vacances pour écrire mon dernier livre sur l’état de l’Ecole, à paraître en janvier prochain.
L’idée m’est venue de vous en soumettre les chapitres essentiels, afin de tenir compte de vos réactions.
Aujourd’hui, comment les faiseurs de programmes ont remplacé la figure du héros par celle de la victime.
Entre l’acte de naissance de l’euro, inscrit dans le Traité de Maastricht, et le passage effectif à la
monnaie unique, en janvier 2002, il fallut résoudre la question, qui était loin d’être secondaire,
de ce qui serait représenté sur les billets de banque de la nouvelle monnaie.
Chaque pays imprimait sur ses billets le visage de ses grands hommes.
L’Allemagne y mit, entre autres, un portrait gravé par Lucas Cranach l’Ancien, puis y représenta l’humaniste
et cartographe Sebastian Münster, avant de commencer une série d’artistes célèbres, toutes des femmes
(Bettina von Arnim, par exemple) ou des scientifiques.
Les Italiens avaient préféré Marco Polo sur fond de Palazzo ducale vénitien, ou Verdi devant la Scala de Milan — mais
aussi Galilée, Marconi, Bellini, Volta, ou Raphaël.
Et les Espagnols y représentèrent, au gré des décennies, Don Quichotte, le marquis de Santa Cruz,
l’un des héros de la bataille de Lépante, Alphonse X de Castille, Manuel de Falla ou Rosalía de Castro.
Littérature, art, sciences, politique, chaque pays puisait dans son fonds historique.
La France n’était pas en reste :
politiques (Richelieu ou Bonaparte), écrivains (de Corneille à La Bruyère en passant par Racine ou Hugo),
artistes (Delacroix ou Quentin La Tour).
Chaque pays capitalisait sur ses gloires…
Les concepteurs et les graphistes de l’euro ont voulu en finir avec ces exaltations nationales.
Les billets représentent désormais des portes et des fenêtres ouvertes, et des ponts.
Symbolisme naïf, mais significatif per absentia :
aucune présence humaine sur ces dessins dépersonnalisés, et surtout aucun souvenir historique.
L’Europe commence à Maastricht, ex nihilo.
Trois mille ans d’histoire effacés en quatre coups de crayon.
Quant à célébrer la bataille de Lépante (1571) ou celle de Vienne (1583) qui l’une et l’autre mirent l’Europe à
l’abri des invasions ottomanes, il n’en était plus question, à l’heure où la Turquie frappait à la porte.
Il est bien connu que nous n’avons désormais que des amis.
Ces personnages illustres dont le visage nous était devenu familier, à force de les avoir entre les
mains — et il est significatif que le héros littéraire par excellence, Victor Hugo, ait orné le billet le plus
familier, celui de 5fr — ont disparu des représentations après avoir disparu des programmes.
Fin du roman national
Pour bien situer les enjeux de cette éradication, il faut revenir aux sources de l’historiographie scolaire,
promulguée par Ernest Lavisse au début de la IIIème République.
Le « roman national » commence là, et correspondait à une nécessité :
après la débâcle de 1870, la perte de l’Alsace-Lorraine (et les pédagogues béats d’aujourd’hui
devraient bien se représenter ce qu’a signifié cette perte pour des millions de Français, passés d’un
coup sous botte prussienne — et nombre d’entre eux ont choisi de partir en Algérie, formant le gros de
ces « colonisateurs » stigmatisés par ces mêmes pédagogues) appelait une revanche.
Sans aller chercher Alphonse Daudet (« la Dernière classe » in Contes du lundi), toute la littérature de la III?
République appelle au sursaut — voir, chez Maupassant, soldat en 1870, les admirables récits de Boule-de-Suif
ou de Mademoiselle Fifi.
L’Education ne fut pas en reste.
Les manuels de Lavisse ont pour objectif de former des héros en jouant sur la mimesis,
l’identification.
On n’enseigne pas le dernier combat du roi Jean le Bon et de son fils (« Père, gardez-vous à gauche !
Père, gardez-vous à droite ! »), les luttes de Jeanne Hachette, de Du Guesclin et de Jeanne d’Arc, les exploits
de Bayard, mourant en Italie le visage tourné vers la France, la mort de Bara, sans une idée derrière la tête.
L’ennemi avait beau être souvent l’Anglais, il n’était que la métaphore de l’Occupant aux ordres du Kaiser.
Du héros on apprend tout, le nom de son cheval, ou celui de son épée.
Alexandre chevauchait Bucéphale, qui avait peur de son ombre, et Roland a mis en fuite 500 000 Sarrasins en les
taillant en pièces avec Durandal.
Qu’importe, à huit ans, que la réalité soit quelque peu différente, et que des bergers basques
ulcérés aient anéanti l’arrière-garde de Charlemagne ?
Mais aujourd’hui, qui apprend pourquoi une faille dans la montagne au-dessus de Gavarnie s’appelle la Brèche de Roland —
là où le paladin (un joli mot qui ne s’apprend plus, il n’appartient pas au rap contemporain)
a tenté de briser la lame de son épée ?
Malgré la boucherie de 14-18, qui relativisa la notion d’héroïsme, ces programmes
se sont maintenus jusqu’aux années 1960, quand le ministère s’avisa qu’il fallait moderniser cet enseignement.
Pour les européanistes qui convoitaient et minaient le pouvoir gaullien, on devait en finir
avec cette vieille carte de France couvrant toujours un mur dans les salles de classe — et où Saint-Etienne est
signalé dans un caractère supérieur à celui de Toulouse, aciéries obligent.
Mais où sont aujourd’hui les aciéries stéphanoises ?
Dans le même trou noir que la coulée industrielle de la Moselle.
L’acier s’est déplacé au nord, dans cette « banane bleue », inventée par le géographe Roger Brunet,
qui sur les livres de collège s’étirait de Londres à Milan, désignant l’Europe des mégalopoles,
celle qui bosse et, par voie de conséquence, l’Europe du farniente — au sud.
Les manuels ont
ancré dans les jeunes cervelles l’idée qu’une grosse moitié...
( Courtesy by: Jean-Paul Brighelli )